Le télétravail a créé une rupture du cadre de travail classique. C’est une transformation radicale de la nature même du travail et de l’organisation des relations sociales au sein de l’entreprise. Mais si la crise a obligé les organisations à faire preuve d’une grande souplesse pour maintenir leurs activités, les autres maillons de la chaîne n’ont pas fait preuve d’agilité et demeurent figés dans le temps. Il s’agit notamment du cadre juridique du télétravail qui peine à voir le jour.
Une inertie de la part du gouvernement, mais un début de réaction de la part de la Confédération générale de l’entreprise marocaine (CGEM) qui annonce avoir finalisé une proposition de loi qu’elle proposera au débat avec les centrales syndicales les plus représentatives. C’est ce qu’a révélé le président de la commission sociale de la Confédération qui intervenait lors de la quatrième Matinale organisée par Groupe le Matin sur le thème «L’employabilité à l’ère du digital : nouveaux métiers, nouvelles compétences».
Il faut savoir qu’au Maroc, le Code du travail, qui date de 2003, ne prévoit pas le télétravail et les dispositions en vigueur ne retiennent pas les conditions de recours à cette organisation du travail ni les modalités de son application. Or aujourd’hui, c’est une pratique courante. D’où l’urgence de plancher sur la réforme du Code du travail. C’est dans ce sens que Jamal Belahrach, CEO Deo Conseil, président de la fondation Jobs For Africa et de la Fondation Zakoura Education, a également appelé à réinventer le dialogue entre les partenaires sociaux pour appréhender les nouvelles formes de travail, et notamment le télétravail. De son côté, Amal El Amri, SG adjointe de l’Union marocaine du travail (UMT) et SG de l’Union syndicale Interbancaire USIB, a indiqué que «les nouvelles formes de travail doivent être accompagnées systématiquement par un système de protection pour garantir le travail décent pour tous. Il faut donc réinventer le système de régulation et celui de la protection». Elle appelle en effet à réfléchir à de nouvelles formes de négociation des contrats pour ces nouvelles formes de travail. «C’est notre responsabilité à tous», insiste-t-elle.
Code de travail, charte sociale ou convention collective, les avis pas encore tranchés
Les parties engagées dans le dialogue social national peinent depuis des années à activer les réformes nécessaires et à parachever la législation sociale, avec notamment la loi sur la grève, la loi sur le service minimum, le télétravail… et aboutir ainsi au Code du travail amendé qui doit accompagner les changements actuels. «Le télétravail a besoin d’être régulé, il faut mettre un cadre pour le respect de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle», martèle la SG adjointe de l’UMT. Cependant, elle préfère parler de charte que de législation, car selon elle, le télétravail ne concerne que quelques entreprises, donc «les secteurs et structures qui se prêtent le plus à ce nouveau mode de travail doivent mettre en place des chartes sociales ou des conventions collectives pour y mettre de l’ordre.»
Un constat partagé avec Hicham Zouanat, président de la commission sociale de la CGEM, qui déplore une absence de cadre juridique du télétravail à ce jour. «18 mois après le déclenchement de la pandémie, on attend toujours un débat sur le cadre juridique du télétravail», note-t-il avant de signaler l’initiative prise par sa commission qui a réuni des DRH et des juristes, en janvier dernier, pour discuter de ce sujet. «Nous avons élaboré une proposition de loi de 25 articles que nous avons partagée avec les deux syndicats les plus représentatifs au niveau du secteur privé et on s’est donné rendez-vous juste après les élections pour en discuter», indique M. Zouanat. Une fois discutée avec les syndicats, la copie sera remise au ministre de l’Emploi pour enclencher le dialogue. Le président de la commission sociale de la CGEM regrette par ailleurs que l’initiative ne soit pas venue plutôt de la tutelle pour qui le dossier ne semble pas prioritaire, remarque-t-il.
Cependant, le processus pour arriver à un consensus autour d’une loi est long, et l’urgence de la situation ne peut supporter les lenteurs des procédures de législation. D’où d’ailleurs l’option de se contenter de conventions collectives ou de chartes sociales pour réguler le télétravail. À noter également que certaines grandes entreprises ont adopté une réglementation en interne pour régir le télétravail en ayant recours notamment à des avenants-contrats avec les salariés. «Le contrat entre l’entreprise et le salarié a toute sa légitimité pour régir la relation professionnelle entre les deux parties», précise M. Zouanat pour qui cette manière de faire de la part de certaines entreprises est valable, du moment qu’elle est faite avec le consentement des salariés et en toute liberté, allant même jusqu’à dire que cette pratique pourrait remplacer la loi dans le cadre du droit conventionnel qui reste peu développé au Maroc.
Le droit à la déconnexion inclus dans la proposition de la CGEM
Dans de nombreux pays qui ont pris les devants en matière de législation, le droit à la déconnexion est adopté et appliqué dans le cadre du télétravail. Par droit à la déconnexion, on entend la nécessité de permettre aux travailleurs de trouver un équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Il impose notamment aux entreprises de respecter les périodes de repos et de congé de ses salariés, mais aussi leurs temps de pause au cours de la journée. L’OIT est allé même jusqu’à demander aux législateurs de mettre en place des mesures spécifiques afin d’atténuer les risques psychosociaux et d’introduire un «droit à la déconnexion» pour assurer le respect des frontières entre vie professionnelle et vie privée.
Ce droit est d’ailleurs l’une des propositions faites par la CGEM et posées dans le débat avec les syndicats et le ministère de tutelle. Une pratique qui est d’ailleurs déjà en application chez certaines multinationales. Zakia Hajjaji, la directrice des ressources humaines d’Orange Maroc, y voit même une urgence à placer en haut des priorités managériales. «Mélanger le temps de travail à la vie privée n’est pas possible et impacterait même la qualité du travail, donc oui, je suis pour la mise en place du droit à la déconnexion», affirme-t-elle.
En guise de conclusion, on peut retenir que l’urgence d’élaborer un cadre organisationnel, soit en réformant le Code du travail soit en élaborant une charte sociale qui sera déclinée en conventions collectives pour organiser le télétravail, est bien réelle, mais au-delà de cette certitude, le télétravail nécessite une réelle réflexion sociale et sociologique, une révolution managériale et psychologique.
Post par lematin.ma